La mémoire du Hip Hop

« Je suis pour la circulation dans différents univers, différentes classes sociales, différents genres, différentes couleurs de peaux, différents métiers: sinon les choses se sclérosent d’abord et meurent ensuite ».  

Rien ne prédestinait Sophie Bramly à intégrer l’univers du Hip Hop à la source et pourtant ! Passionnée de musique et d’humain, cette franco-tunisienne a largement aidé à faire connaître les précurseurs du mouvement sur deux continents. Echange avec l’une des «Originaux».

Beastie Boys, Afrika Bambataa, Fab Five Freddy, Wu-Tang Clan (…), elle les connaît tous pour les avoir photographiés en long et en large mais surtout pour avoir partagé leur quotidien. C’est dans les eighties que cette femme volontaire, aimant sortir des sentiers battus, découvre le Hip Hop et se met en tête de photographier tout ce qui s´y rapporte. Les artistes en pleine émergence, les blockparties, les milieux underground, rien n’échappe à son objectif. C’est fait avec fascination, amour et surtout avec la conviction que quelque chose d’unique est en train de se produire. Elle passe 3 ou 4 ans dans le Bronx à figer des moments inédits. Lorsqu’elle revient en France, Sophie Bramly a entre les mains une matière précieuse et une maitrise très pointue de ce style musical. Le Hip Hop commence à se frayer un chemin en Europe. Devenue première journaliste de Rap en France, elle contribue à créer la chaine MTV Europe où elle anime sa propre émission Yo !MTV RAPS. Cette drôle de dame ne s’arrête pas là. Production TV, Direction marketing de grandes maisons de disque, expositions, écriture, réalisation (…) elle a plusieurs cordes à son arc et rencontre systématiquement le succès. Compréhensible !

Vous suivez le mouvement depuis les années 80 et avez largement permis à le faire connaître entre photographies, émissions TV, expos (…). Est-ce que le Hip Hop actuel est fidèle à celui d’antan ? 

Si le Hip Hop était resté trop fidèle à ce qu’il était dans les années 80, il serait passé de mode. Très heureusement, les nouvelles générations ne savent pas grand chose du Hip Hop d’avant, ce qui les laisse libres de tout réinventer. C’est à mon sens essentiel pour avancer, progresser. Rien n’est plus mortel que ce qui est figé dans le passé.  

Qu’est-ce qui vous a le plus émue dans cette culture: la contestation sous forme d’Art ? L’environnement dans lequel elle est née? Les artistes qui vous ont ouvert leurs portes ? 

En dehors de son incroyable énergie, avec du recul deux choses m’ont particulièrement touchée : D’abord le fait que rien n’est jamais perdu, on peut être un déclassé de la société dans un lieu défavorisé et trouver une solution pour en émerger, s’affranchir de sa condition. Ensuite, le fait que ce soit une culture qui fonctionne en réseau, il y a une forme de solidarité et des échanges entre les différents artistes (graffiti artistes, b-boys, rappeurs, DJs …), probablement parce que quarante ans plus tard, ce n’est pas aussi accepté que ça en à l’air (il y a toujours une critique du fait qu´il s’agit d’une culture de rue, donc pas assez intellectualisée ou autre …). 

De fil en aiguille le Hip Hop est devenu plus brutal dans ses paroles. Certaines chansons peuvent carrément sembler misogynes. Aviez-vous trouvé un peu de féminisme dedans à l’époque? Quelle était la position des « Sisters » du mouvement dans les années 80 ?  

Effectivement, vers la fin des années 80 le Gangsta Rap a amené une forme de misogynie, qui m’a paru avant tout marketing : les rappeurs considéraient très bien les femmes, sauf celles qu’ils rangeaient dans une catégorie de femmes faciles ou de groupies, un peu trop nues, un peu trop prêtes à tout. Ensuite, une belle « meuf » est devenue l’expression d’un statut social comme la voiture ou les chaînes en or. Et je crois que c’est ce qui a en partie aidé les rappeuses à devenir plus visibles : au lieu des joggings de tons neutres des années 80, elles ont commencé à utiliser la couleur dans les années 90, puis les décolletés, puis le même vocabulaire que les hommes pour parler de leur désir. Du coup elles ont attiré les hommes et aidé les autres femmes à s’émanciper. Lil Kim au tournant du siècle et ensuite Nicki Minaj ont marqué de vraies étapes. Depuis, ça ne s’arrête plus et Cardi B en est un bon exemple. 

Justement les anciennes rappeuses ont cédé la place à des Nicki Minaj et des Cardie B. Aussi talentueuses qu’agressives. Les nouvelles artistes sont obligées d’en passer par là pour avoir du succès ?  

Il me parait très salutaire et équitable que les femmes parlent de leurs désirs, utilisent des mots crus, s’exhibent au même titre que leurs homologues mâles. C’est pour moi une façon efficace de montrer à l’autre que l’on n’est pas une proie, mais un être de désir, capable aussi de dire “non” quand il ne désire pas. Je ne crois pas du tout au modèle des femmes du XXe siècle (trop hérité de la culture du siècle précédent). Rien ne justifie que les femmes aient une forme de réserve ou de pudeur. Je pense aussi qu’il faut apprendre à occuper l’espace et le modèle des rappeuses américaines des dernières décennies me parait des plus intéressants. 

On ne peut parler de Hip Hop sans évoquer le Breaking. Quel est votre ressenti par rapport à cette danse  qui va faire son entrée aux J.O dès 2024 ? 

Le Breaking d’aujourd’hui est très différent de ce qu’il était dans les années 80 : il est devenu très athlétique, donc je pense que c’est effectivement une bonne chose de l’inclure dans les Jeux Olympiques (et j’aurais enfin une bonne raison de regarder).  

De ces années passées dans le Bronx, quels sont vos plus beaux souvenirs ? La peur ne vous a jamais effleurée au fait ?  

Les moments dans le Bronx étaient des moments privilégiés : les block parties étaient incroyables et j’étais toujours en très bonne compagnie, donc je n’avais rien à craindre, malgré mes appareils photos autour du cou. Ensuite, il y avait tous les moments passés chez les uns et chez les autres, dans leurs familles. Ça me touchait beaucoup d’aller chez eux, de les voir si jeunes encore chez leurs parents, mais souvent déjà avec des enfants eux-mêmes. Même si c’était compliqué, que les familles étaient souvent monoparentales ou recomposées, il y avait toujours un accueil qui me touchait beaucoup.  

De retour en France pour vos émissions tv,  vous a-t-on parfois reproché d’opérer sur un terrain « Masculin » ? A-t-on douté de votre légitimité à faire ce que vous faisiez ? 

Je ne sais pas si l’on m’a reproché d’opérer sur un “terrain masculin”, mais si c’est le cas, on ne me l’a pas dit en face et j’ai toujours fait ce que j’ai voulu. Non seulement je ne me laisse pas intimider facilement, mais je suis plutôt provocatrice, ce qui me permet dans la plupart des cas d’avancer comme je l’entends. Quant à ma légitimité, qui est légitime ? Faut-il avoir une origine particulière ou un genre pour faire ce qu’on souhaite faire ? Que celui ou celle qui me trouverait illégitime vienne m’avancer des arguments qui tiennent la route. On ne peut pas vouloir la fin des ghettos si c’est pour en construire d’autres. Je suis pour la circulation dans différents univers, différentes classes sociales, différents genres, différentes couleurs de peaux, différents métiers: sinon les choses se sclérosent d’abord et meurent ensuite.  

Vous avez des projets à venir liés au Hip Hop  ou êtes-vous exclusivement tournée sur la femme et le féminisme désormais ? 

Je sors un livre fin novembre avec mes photos des débuts du Hip Hop d’abord à NYC, puis à partir de 1984 en France, avec l’émission de Sidney ou la Grange aux Belles. Il est publié par l’éditeur anglais Soul Jazz Books, mais sera disponible en France avant l’Angleterre. Je participe aussi à l’exposition Hip Hop 360 qui démarre mi-décembre à la Philarmonie de Paris et qui va durer huit mois. 

Photo de couverture du livre de Sophie Bramly

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